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UNE VISITE AUTOMNALE
AU PERE-LACHAISE, SUR LES PAS DE BARBEY D’AUREVILLY
Barbey d’Aurevilly fut enseveli au cimetière de Montparnasse (comme le furent certains de ses amis : François Coppée, Huysmans, Baudelaire…), avant que ses restes ne soient transportés dans sa ville natale, à Saint-Sauveur-le-Vicomte (Manche). Mais le cimetière parisien du Père-Lachaise (le plus beau du monde, incontestablement !) conserve le souvenir de nombreuses personnes qui ont marqué – plus ou moins – sa vie. Suivez le guide… et ses « impressions ».
Présentation
-Vu de Paris de la colline du Père-Lachaise (photo J. S.)
-Rastignac contemplant Paris après les obsèques du Père Goriot (coll. part.).
Le roman de Balzac Le Père Goriot, se termine par les obsèques de ce père de famille autrefois riche, qui s’est ruiné pour permettre l’ascension sociale de ses deux filles. Rastignac y assiste, puis « resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : ’’A nous deux maintenant !’’ Il revint à pied rue d'Artois, et alla dîner chez madame de Nucingen ».
Honoré de Balzac (1799-1850)
-La sépulture de Balzac au Père Lachaise, 48e division (photo J. S.).
-Un billet manuscrit anonyme que j’ai découvert, posé sur sa tombe : « Monsieur de Balzac, Merci pour votre œuvre qui résonne dans nos cœurs et nos âmes, aujourd’hui et pour l’éternité » (photo J. S.).
A tout seigneur, tout honneur : « Balzac, c’est les Alpes ! », avait écrit Barbey, qui lui vouait une grande admiration. Dans un article précédent dans ce blog (Barbey d’Aurevilly aux obsèques de Balzac, 18 août 2024) j’avais raconté ses obsèques, auxquels le « Connétable des Lettres » avait assisté par un temps pluvieux, en présence – entre autres – de Victor Hugo. Balzac connaissait bien le Père-Lachaise où il aimait se promener. La sépulture est surmontée d’un buste réalisé par David d’Angers, avec une plume et un livre, La Comédie Humaine.
Charles Nodier (1780-1844)
-La sépulture de Charles Nodier au Père Lachaise, 49e division (photo J. S.).
La sépulture de Charles Nodier, romancier et conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal, membre de l’Académie Française (mais aussi ancien secrétaire de Joseph Fouché gouverneur des Provinces Illyriennes), n’est qu’à quelques mètres de celle de Balzac. « Il n’y a pas de hasard », dirait un de mes amis, puisque le premier est considéré comme l’initiateur du mouvement romantique français, et le deuxième son plus célèbre représentant (ex-aequo avec Victor Hugo, quoiqu’en pense Barbey !). On remarque, sur la tombe, les impacts laissés par les balles lors des combats entre Versaillais et Communards en mai 1871.
Georges Rodenbach (1855-1898)
-La sépulture de Georges Rodenbach au Père Lachaise, 15e division (photo J. S.).
Le romancier et poète belge francophone Georges Rodenbach était un grand admirateur de Barbey et avait assisté à ses obsèques en 1879. Les deux écrivains étaient à la fois profondément catholiques et tout à fait tourmentés. Je retrouve dans son roman Bruges-la-Morte des descriptions et ressentis de cette ville qui me font penser à la Valognes que Barbey décrit dans son Memorandum. Sa sépulture, datée de 1902, a été réalisée par Charlotte Besnard-Dubray et est absolument remarquable : elle représente le défunt soulevant la dalle de sa tombe, une rose immortelle à la main, symbole de l’art qui surmonte la mort.
Casimir Delavigne (1793-1843)
-La sépulture de Casimir Delavigne au Père Lachaise, 49e division (photo J. S.).
Ce poète et dramaturge, membre de l’Académie Française, bénéficiait, à son époque, d’une extraordinaire célébrité, Balzac le citant à plusieurs reprises dans sa Comédie Humaine. De nos jours, il est tombé dans l’oubli. Le jeune Barbey, âgé de 16 ans, lui avait dédié sa première œuvre, une élégie intitulée Aux Héros des Thermopyles : « A Monsieur Casimir Delavigne, comme un tribut d’admiration » (1824). La sépulture représente une statue en pied incarnant la poésie, avec un long drap de deuil sur l’épaule.
André Gill (1840-1885)
-La sépulture d’André Gill au Père Lachaise, 95e division (photo J. S.).
-La célèbre caricature de Barbey, réalisée vers 1880 par André Gill. Le « Connétable des Lettres » est représenté avec, à ses pieds, les titres de ses œuvres (coll. part.).
Arsène Houssaye (1814-1896)
-La sépulture d’Arsène Houssaye au Père Lachaise, 4e division (photo J. S.).
Romancier, journaliste, poète, critique littéraire et directeur de journaux, cet écrivain n’a pas laissé une trace indélébile dans l’histoire de la littérature. Je le mentionne uniquement parce qu’il est question de lui dans l’article que j’ai publié dans récemment dans ce blog (« Il y a 150 ans sortait ’’Les Diaboliques’’ »), et dans lequel, en 1874, Barbey compte sur son appui pour que son livre Les Diaboliques qu’il vient d’éditer puisse bénéficier d’une bonne critique.
Julien SAPORI
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IL Y A 150 ANS SORTAIT « LES DIABOLIQUES »
Episode n° 1 : Avant la tempête judiciaire, le dénigrement médiathique
Le 10 novembre 1874, l’éditeur parisien Edouard Dentu publie Les Diaboliques, un recueil de six nouvelles écrites par Barbey d’Aurevilly : Le Rideau cramoisi, Le plus bel amour de Don Juan, Le Bonheur dans le crime, Le Dessous de cartes d’une partie de whist, A un dîner d’athées et La Vengeance d’une femme. Barbey avait posé beaucoup d’espoirs dans ce livre dont il venait d’achever la rédaction à Valognes. Ces espoirs seront détruits par une procédure judiciaire qui aboutira à la saisie des exemplaires déposés chez l’éditeur et à une interdiction de publication.
Illustrations :
-Frontispice du livre de Jules Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, Paris, Dentu, 1874 (coll. part.). Sur les 2200 exemplaires imprimés, 408 furent saisis chez l’éditeur et détruits. De nos jours, les rares exemplaires restants sont vendus chez les antiquaires autour de 7.500 €.
-A un dîner d’athées, gravure de Félicien Rops ; illustration pour Les Diaboliques, Paris, Lemerre, 1882 (coll. part.). Cette nouvelle contient un passage d’une violence sexuelle extraordinaire, aujourd'hui encore impossible à représenter de manière réaliste. Rops, qui pourtant n’était pas « bégueule » (sic !), l’a donc fait de manière très allusive.
Lorsque son livre est publié, Barbey est en train d’effectuer son séjour automnal habituel dans son appartement à l’hôtel de Grandval-Caligny, à Valognes. Il attend avec anxiété les réactions, mais rien ne fait penser qu’il craint d’éventuelles poursuites judiciaires : ce qui l’intéresse – et qu’il guette – ce sont les critiques du microcosme littéraire parisien. Ses préoccupations semblent être du ressort littéraire et moral et, dans la préface, l’écrivain insiste – sans beaucoup de conviction, il faut bien le reconnaître – sur le fait que ces nouvelles ont été écrites par un « moraliste chrétien ». Il s'en est expliqué dans la préface, et il estime qu'il n'est pas nécessaire d'en dire davantage : « Une peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu’elle donne l’horreur des choses qu’elle retrace ».
Moralisateur ou… admirateur de ces créatures, trop séduisantes (bien davantage d’ailleurs par leur personnalité que par leur physique) pour être véritablement chrétiennes ?
Barbey a tort d’être aussi serein. La première flèche est décochée le 24 novembre 1874 et provient d’où on ne se l’attendait pas, c’est-à-dire du Charivari, quotidien illustré satirique (le premier au monde dans son genre), plein de mordant bien que pas très orienté politiquement. L’article de Paul Girard (pseudonyme de Pierre Véron, journaliste et écrivain, à cette époque propriétaire du journal) intitulé Chastetés cléricales, est très polémique : « Si c'était un libre-penseur qui eût écrit ces monstruosités, quel déchaînement ! Mais [...] Barbey d'Aurevilly se pique de vivre dans l'intimité de la sacristie [...]. Que dites-vous des bons livres qu'enfante un des champions du trône et de l'autel ? ». Dans cet article, on évoque plus particulièrement un passage de la nouvelle A un dîner d’athées, dans laquelle les deux amants se jettent à la figure le cœur desséché de leur enfant.
Dans une lettre qu’il adresse le 26 novembre 1874 à son fidèle ami et secrétaire bénévole Léon Bloy [1], resté à Paris – lettre toute empreinte de bonne humeur et d’ironie – Barbey persiste à ne pas voir le danger judiciaire, et reste concentré sur les réactions et commentaires des critiques parisiens, qu’il connaît et fréquente, et qu’il pense pouvoir maîtriser. « J’ai écrit à [l’éditeur] Dentu, il y a deux jours », explique-t-il. « Je lui ai donné vos deux noms, à Georges [Landry] et à vous, et vous pouvez en vous nommant, prendre chez lui ces ’’Diaboliques’’, qui ne vous feront pas, malgré vos vertus [vertus très catholiques !], grincer les dents [allusion moqueuse à ’’Dentu’’…] et voiler le front ». Il sait que ses deux amis et collaborateurs sont certes catholiques mais pas bégueules. Et il poursuit, toujours optimiste : « Avez-vous lu l’article de Lescure, dans ’’La Presse’’ de dimanche 22, au feuilleton ? Il est bien fait, très aimable et très chaud pour moi. Ce qu’il y a de meilleur, c’est qu’il pose la question morale, et qu’il la résout avec beaucoup de sens et de décision (…) De Pène, qui m’a écrit une lettre charmante, m’a promis un article ». Pour Barbey donc, la situation sur le front de la critique parisienne semble se présenter plutôt bien. « Arsène Houssaye aussi. Je vais lui mettre dans le flanc un éperon de longueur, aussi brûlant que celui d’Hotspur, à Arsène Houssaye ! » [2]. Houssaye venait d’achever son livre intitulé La Messaline blonde, et Barbey s’amuse à comparer ce livre très modérément scandaleux (en dépit du personnage évoqué) à ses Diaboliques ; il annonce aussi faire preuve de diplomatie, en lui manifestant une certaine indulgence (manière d’attendre un ’’retour d’ascenseur’’). « Je n’ai pas fait l’article sur le livre ’’La Messaline blonde’’ de Houssaye afin de l’induire en amabilité pour le mien. (…) Seulement, je profite de l’occasion pour aplatir le bec des bégueules en littérature, qui, selon, l’évangéliste [sic !] Dentu, doivent, contre mes pauvres diablesses, pousser les hauts cris ! ’’La Messaline’’ va me servir à cela ». Tout en affectant donc une grande sérénité, il est conforté par la conviction qu’en tant que « Connétable des Lettres » il est parvenu à mettre en bon ordre son armée avant le combat qui s’annonce ; toutefois, il ne cache pas à Bloy une certaine inquiétude : « ’’Les Diaboliques’’ ne peuvent avoir contre elles que les imbéciles, mais c’est un gros bataillon, et la victoire est aux gros bataillons. Pour les gens qui comprennent, il y a ’’là-dessous’’ (ces histoires affreuses ou terribles) tout un fleuve de moralité bouillonnante, et c’est pur comme le feu qui dévore tout ce qu’on y jette et qu’on ne salit pas ! ».
Le journaliste et écrivain Julien Bachaumont-Lemer intervient dans la mêlée, et défend le livre dans un article publié le 29 novembre 1874 dans Le Constitutionnel, un quotidien d’orientation libérale, bonapartiste et anticléricale, auquel Barbey collaborait depuis peu (avril 1874 pour la précision), mais désormais la machine du dénigrement est en marche. Le 3 décembre, c’est au tour du quotidien conservateur Paris-Journal de l’accabler : « Les Diaboliques ? Ce livre est bien nommé, il y a dans cette œuvre un esprit d'enfer : une imagination de feu, un style phosphorescent, et, de plus, une influence satanique, dissolvante et malsaine, souffle le vent de la corruption à travers les pages admirablement écrites d'ailleurs [...] Donc et pour résumer notre opinion personnelle sur le livre des Diaboliques, admiration sans conteste et sans borne de l' œuvre au point de vue littéraire ; au point de vue de l'idée générale et des tendances morales de la donnée, condamnation complète et absolue ».
Sans tomber dans le romanesque, on peut très bien imaginer que Barbey commence à être inquiet par cette levée de boucliers menaçante...
Julien Sapori
Bientôt, la suite dans l’épisode n° 2 : « Après le lynchage médiatique, place aux poursuites judiciaire »
[1] Lettres de J. Barbey d’Aurevilly à Léon Bloy, Paris, Mercure de France, 1903, p. 76 et suivantes.
[2] Harry Hotspur, noble anglais, avait été tué d’une flèche dans le front en 1403 à la bataille de Shrewsbury.
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Il y a 150 ans, en novembre 1874, sortait le livre le plus célèbre de Jules BARBEY D'AUREVILLY : Les Diaboliques. Ce recueil de six nouvelles suscita le scandale.Pour l'occasion, j'ai rédigé une série de quatre articles que je publierai en novembre et décembre 2024 dans le BLOG : blogjulesbarbeydaurevilly.eklablog.comA bientôt !Julien SAPORI
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LE « TOURNE-BRIDE » DE LA RUE ROUSSELET, REFUGE PARISIEN DE BARBEY D’AUREVILLY
Barbey d’Aurevilly a disposé à partir de 1859/1860 jusqu’à la fin de sa vie, d’un petit appartement situé au 25 rue Rousselet à Paris, dans le 7ème arrondissement. C’est ici qu’il est mort, le 23 avril 1889. Petite incursion dans son « repaire »…
Illustration :
-Photo de l’intérieur de l’appartement de Barbey, rue Rousselet ; la date est inconnue, mais postérieure à sa mort (coll. part.).
Dans un article précédent publié dans ce BLOG (« Les appartements parisiens de Barbey d’Aurevilly », 1er juillet 2024) j’avais évoqué l’appartement de Barbey d’Aurevilly situé au 25 rue Rousselet. Dans l’article présent, à l’ambition très modeste, je me limiterai à décrire cette magnifique et émouvante photo représentant le « cœur » de l’appartement : la table de travail du « Connétable des Lettres ».
Ce qu’on remarque d’abord, c’est la chaise en bois, supportant les armoiries de l’écrivain (deux poissons « barbets ») que l’écrivain avait fait sculpter. La table de bureau est encombrée de fioles aux encres de toutes couleurs que Barbey utilisait pour ses lettres manuscrites. Epinglés aux murs, on reconnaît une copie de la Joconde de Léonard de Vinci et (à gauche) un portrait de sa chatte noire, Démonette. Je n’ai pas pu identifier les autres illustrations ; au-dessus de toutes, trône, encadrée, la copie d’un portrait de Barbey réalisé par son ami Emile Lévy (1826-1890).
Aux murs, une tapisserie de papier qui, d’après les témoignages de l’époque, était d’un fond rose.
L'ensemble est très simple, mais pas "misérable" comme certains l'ont affirmé.
Julien SAPORI
Prochain article : « Il y a 150 ans sortait ’’Les Diaboliques’’ – Episode n° 1 : Avant la tempête judiciaire »
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BARBEY D’AUREVILLY
ESPION PRUSSIEN !
Selon Léon Bloy, l’ami, admirateur et secrétaire de Barbey d’Aurevilly, en 1870 le « Connétable des Lettres » aurait été pris à partie par la populace l’accusant d’être un espion allemand, et sauvé du lynchage par l’arrivée providentielle de deux gardes de Paris qui l’auraient amené chez le commissaire de police. Sur cet évènement, nous ne disposons que d’une seule source, celle de Bloy, lui-même se référant au récit oral qui lui aurait fait Barbey d’Aurevilly. Jusqu’à quel point les faits relatés sont-ils vrais ? Impossible de le savoir ; mais, quoiqu’il en soit, c’est intéressant et… très « aurevillien » !Illustrations :
-Léon Bloy, Sueurs de sang 1870-1871, Paris, Dentu 1893.
Deux semaines après la défaite de Sedan, les armées prussiennes encerclent Paris. Le siège débute le 17 septembre 1870, le cessez-le-feu n’intervenant que le 28 janvier 1871. Pendant toute cette période (et même après, à l’occasion de la commune de Paris), Barbey est à Paris. Très étrangement pour un écrivain – et, qui plus est, un journaliste ! – cette période terrible est absente de l’œuvre du « Connétable des Lettres » : dans le texte ci-dessous, Léon Bloy confirme que « Barbey d’Aurevilly, je crois l’avoir dit, ne parlait jamais de 1870 et détestait qu’on en parlât ».
Dans son livre Sueur de sang 1870-1871 (Paris, Dentu, 1893), Bloy raconte ses souvenirs et des anecdotes concernant cette guerre à laquelle il avait participé en qualité de simple soldat. Un de ses récits est intitulé Barbey d’Aurevilly espion prussien ! A ma connaissance, aucune autre source ne permet de le valider, on est donc obligés de le prendre en considération tel qu’il nous a été transmis par Léon Bloy qui, dans la conclusion, précise l’avoir recueilli de la bouche de Barbey « aux approches de ses derniers jours (...). Un tel récit », ajoute-il, « dont la place était naturellement parmi les souvenirs ou les impressions que j’offre ici, exigeait une transcription très fidèle et je l’ai réalisée comme j’ai pu ».
En ce qui concerne le contexte, le récit fait par Barbey à Bloy est crédible. Pendant l’hiver 1870-1871, Paris assiégé sombre dans l’« espionnite », des personnes parfaitement paisibles étant accusées à tort par la rumeur publique d’être des espions à la solde des prussiens. Le terreau de cette psychose est constitué par une population dont les nerfs sont à fleur de peau, et par des autorités policières et judiciaires défaillantes après le vide de pouvoir créé par la chute du IIe Empire. Une simple originalité dans le comportement ou la tenue vestimentaire, peut suffire pour déclencher un début de lynchage. Georges Darien (1862-1921) raconte dans son livre Bas les cœurs ! (Paris, Savine, 1889), une mésaventure arrivée pendant la guerre de 1870 à un « vieux bonhomme, portant des lunettes bleues [très à la mode, à l’époque, chez les Allemands], qui descendait du chemin de fer. Comme il demandait son chemin à un cocher, [celui-ci] voyant les lunettes bleues et mécontent sans doute de ne pas avoir fait accepter ses services, a crié : "C’est un espion." On a saisi le vieillard, on l’a roué de coups, on a lacéré ses habits, on a cassé ses lunettes, et on l’a traîné chez le commissaire ». Ce n’était pas un espion, mais un paisible monsieur qui se rendait chez un parent. Dans le récit fait par Bloy, deux détails ont déclenché la fureur de la foule : la tenue vestimentaire excentrique de Barbey et les insultes proférées à son encontre par une prostituée dont il avait refusé les avances.
J’ai reproduit quasi-intégralement le texte de Bloy, exception faite pour ses considérations concernant les vêtements de dandy de Barbey, que je considère comme acquises par les lecteurs du blog. J’ai aussi intégré dans le texte certaines précisions permettant de mieux le comprendre. Permettez-moi, aussi, d’adresser un « coup de chapeau » à Bloy, qui une fois de plus démontre, ici, son talent d’écrivain.
* * *
« Oui, c’est ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, Barbey d’Aurevilly fut arrêté, en 1870, au milieu de la place Clichy [située à la lisière des 8ème, 9ème, 17ème et 18ème arrondissements], comme espion prussien, par une multitude enragée qui voulait le mettre en pièces et il dut sa délivrance uniquement à l’héroïque sang-froid de deux gardes de Paris dont il ignora les noms que j’ai le chagrin de ne pouvoir livrer à la reconnaissance des admirateurs du grand romancier. À cette époque, en effet, il n’avait pas écrit les ’’Diaboliques’’, ni cette ’’Histoire sans nom’’, qui ne fut ’’ni diabolique ni céleste, mais sans nom’’, même dans la langue de son auteur, la plus céleste et la plus diabolique de toutes les langues. L’investissement allait commencer, et l’état de siège, destiné à durer de si longs mois, était alors dans l’effervescence de son début. La Ville, courroucée de savoir qu’on avait entrepris de la violer, ébranlait dans son agitation ses propres murs et faisait aux alentours gronder ses molosses.
La vie intellectuelle s’éteignait aux approches noires de la Commune et Barbey d’Aurevilly que vingt ans plus tard, un saltimbanque désopilateur s’obstinerait à placarder ridiculement du titre de ’’Connétable’’, s’acheminait avec lenteur et mélancolie, à travers Paris en désarroi, de la rue Rousselet [où se trouvait le domicile de l’écrivain, dans le 7ème arrondissement] jusqu’aux Batignolles [dans le 17ème arrondissement], où l’attendait un simple dîner. Car le Vésuve allemand n’ayant pas encore dévoré la verte banlieue, la coutume des dîners subsistait toujours, et les plus avisés ne prévoyaient pas les jeûnes et les abstinences piaculaires de l’interminable siège.
On a beaucoup parlé des toilettes de Barbey d’Aurevilly. L’excellente blague parisienne s’est fort exercée sur sa redingote et ses pantalons. D’abondantes chroniques ont raconté ses manchettes, ses cravates, ses chapeaux, sa limousine doublée de velours noir, et les contemporains, suffoqués de l’incontestable supériorité de son génie, ne lui pardonnèrent ni la peau ni la couture des gants perpétuels dont il préservait ses Mains des mains moites ou des abatis graisseux qui avaient cours parmi les littérateurs ». (…)
Dans les lignes qui suivent (que je n’ai pas repris), Bloy décrit les tenues excentriques du dandy Barbey, puis reprends son récit.
« Quoi qu’il en soit, la multitude se laisse émouvoir, comme les femmes ou comme les tigres, par tout personnage remarquablement vêtu. C’est l’ascendant proverbial du belluaire étincelant de paillon qui finit ordinairement par être mangé. Barbey d’Aurevilly ne fut pas mangé, mais aucun homme, ce jour-là, ne fut plus près de l’horrible gueule. Il était sur le point d’arriver au terme de son voyage et venait d’atteindre péniblement l’extrémité supérieure de la sourcilleuse rue de Clichy, lorsqu’une rôdeuse l’interpella.
— Joli garçon, voulez-vous monter chez moi ?
Protocole incommutable. Qu’il se nomme Atys [un demi-dieu de l’Olympe] ou Polyphème [le cyclope d’Ulysse], le client possible est toujours supposé divin. Monarchies et Républiques peuvent crouler sous des cieux qui pleurent, les effondrements et les cataclysmes n’y changeront rien. L’amateur présumé des sales délices que ne paierait certes pas le poids en diamant des nébuleuses, ne pourra jamais s’empêcher d’être le plus ravissant des ’’bruns’’ ou des ’’blonds’’, jusqu’à la minute éventuelle qui doit marcher au-devant de la Face du Dernier Juge.
L’auteur de ’’L’Ensorcelée’’, plein de pitié pour cette prostitution misérable qui lui paraissait ressembler vraiment à la pureté des Séraphins, en comparaison de l’assourdissant putanat de la Fortune militaire dont l’Europe s’effarait depuis deux mois, allait passer fort tranquillement son chemin. Mais la vagabonde obstinée ne le souffrit pas. Suivant le rite connu de ces prêtresses, elle essaya de glisser sa main sous le bras du vieux poète, lui promettant, comme il convenait, d’être ’’bien aimable, bien gentille, et de ne pas lui prendre cher, etc.’’. Le dégoût et l’importunité furent au point que Barbey d’Aurevilly, incapable pourtant de brutalité, l’écarta d’une main ferme, en lui disant :
— Allons, ma belle, sacrebleu ! fichez-moi la paix. Je ne suis pas le marmiton qu’il vous faut.
Ces paroles qu’il ne put retenir étaient à peine proférées qu’il sentit l’énormité de l’imprudence. Assurément, il aurait pu tomber sur une bonne gueuse placide accoutumée à solliciter d’un trente-sixième passant le crachat onctueux qui fera couler le crapaud que le numéro trente-cinq lui fit avaler. La féroce fortune voulut qu’il tombât précisément sur une de ces cantinières de l’insolence et du mécontentement infernal qui devinrent si volontiers, à la fin du terrible hiver, les entremetteuses de l’Incendie.
— De quoi ? de quoi ? hurla-t-elle de cette voix lente et rauque des infécondes brûlées d’alcool, — voix affreuse à décourager les saintes Milices et qu’on croit entendre venir des lieux souterrains, — marmiton ! qu’y met-on ? tontaine et ton-ton. C’est donc toi le fiston des vaches, qui dégueules sur les putains. Voilà-t-y pas que je le dégoûte, ce vieux ponton. Oh ! là ! là ! Y faudrait p’t’être ben lui servir des duchesses sur une pelle à m…, à ce pané-là. Dis donc, hé ! muffe, tu serais pas l’ami des Prussmars [Prussiens] quéquefois, pour mépriser le pauv’ monde, avec tes belles frusques de pas grand’chose et tes escarpins vernis. Combien qu’y t’ont payé, les salauds, pour te foutre des Parisiens, espèce de badingueusard ? Hé ! va donc, vendu, sale Judas, espion prussien ! prussien ! prussien !
Mot terrible, en ce temps-là, que ce dernier mot ; plus à craindre qu’une volée de mitraille et qui produisit l’effet d’un tison dans une poudrière. Les vociférations crapuleuses de cette chamelle en délire emplissaient maintenant la rue, inondaient la place voisine, montaient jusqu’aux toits, faisaient tressaillir profondément le populo. Le Dragon des massacres imbéciles n’aurait pu choisir, d’ailleurs, un plus favorable instant, car la circonstance d’une vicissitude politique des plus graves, — admirablement oubliée depuis, — avait fait sortir de leurs demeures un très grand nombre de citoyens exaltés.
L’invariable jurisprudence des rétributions pénales exercées par la multitude pouvait-elle, en cette occasion, se démentir ? Sans que nul songeât à s’informer de quoi que ce fût, avant même qu’on eût eu le temps d’apercevoir le malheureux qu’une abominable salope accusait du plus exaspérant de tous les forfaits, — en une minute, cinq cents langues, cinq cents groins altérés, sans le savoir, du plus noble sang qui coulât en France, clamèrent la mort de cet inconnu qui vendait Paris aux envahisseurs.
Seul contre tous, pâle d’indignation, pâle de honte, pâle de mépris, pâle aussi, très probablement, de ce désir de la mort qui doit mordre au cœur certains hommes faits pour commander, quand l’universel beuglement de la Désobéissance les assiège, Barbey d’Aurevilly avait redressé sa taille et ne sentait plus de lassitude.
Cette hideuse façon de mourir n’était certes pas celle qu’il aurait choisie. N’importe, il s’agissait de l’accueillir le plus fermement qu’on pourrait, en se souvenant des grands Ancêtres Normands qu’on avait chantés et que toutes les vagues en fureur de l’Océan germanique n’intimidaient pas, quand ils s’embarquaient pour le déconfort du vieux Charlemagne. Armé seulement de la cravache célèbre qu’il portait toujours comme un rappel emblématique de ses pensées, crispant ses poings vigoureux encore, il allait, continuant sa route, au milieu de la clameur vile, à quelques pas de l’ignoble foule dont le grouillement augmentait à chaque seconde, et d’un pas si fier que les assassins hésitaient.
La canaille est une impératrice de Byzance qui n’aime pas qu’on se tienne debout devant elle et lorsque les chevaliers du Dix-Mille-contre-Un se précipitent sur le vaillant isolé qui les défie, c’est presque toujours l’irrésistible poussée de la masse arrière qui les détermine. En cette circonstance, la provocante mise de Brummel était, à la fois, un motif de rage plus grande et quelque chose comme l’avertissement d’une résistance au désespoir qui pourrait coûter assez cher au premier agresseur assez audacieux pour porter sur lui ses pattes malpropres.
Se sentant perdu, sans secours à espérer d’aucune police régulière, le contempteur aristocratique de la Loi du Nombre n’ignorait pas que le premier coup serait immédiatement suivi de mille autres et que le moindre signe de faiblesse démusellerait aussitôt le chien populaire. Ayant, dès le début, tout compris et tout deviné, il avait fait simplement et spontanément le sacrifice d’une existence que le spectacle uniforme des lâchetés ou des trahisons ne le disposait plus à chérir. Et ma foi ! il s’en fallut de si peu que ce serait manquer de respect à la Mort que de prétendre chiffrer, même en clins d’yeux, l’infinitésimale durée de la nutation providentielle qui l’en préserva.
Soudain, comme il croyait voir dix mille bras levés sur lui, deux angéliques figures de bonnes bêtes militaires apparurent à sa droite et à sa gauche, qui haranguaient impétueusement la foule ». Dans le récit de Bloy, il n’est pas clair s’il s’agit de militaires de la Garde de Paris (des gendarmes, ancêtres de la Garde Républicaine) ou de la Garde Nationale (la ’’milice’’ recrutée à l’occasion de la guerre).
« — Monsieur, lui dit un de ces deux hommes, ne craignez rien. Marchez entre nous et laissez-vous conduire au poste. C’est le seul moyen de vous sauver. Vous vous expliquerez avec le commissaire de police. Quand même vous seriez une canaille, nous vous défendrons, et si on veut votre peau, il faudra d’abord qu’on prenne la nôtre.
Trois minutes plus tard, l’un des plus grands artistes du siècle comparaissait en suspect devant un intérimaire du Néant qui faisait les fonctions de commissaire de police dans le quartier ». Pas très sympa de la part de Bloy pour mon lointain prédécesseur (j’ai été le commissaire de ce quartier dans les années 1980 !) qui, certes, ignorait l’existence du Barbey écrivain, mais qui lui a peut-être sauvé la vie et évité, aussi, un déferrement et une incarcération. Je pense que ce commissaire a simplement gardé Barbey quelques heures au commissariat, en attendant que les vociférations et les menaces à son encontre disparaissent. « Ce gracieux magistrat, qui ne paraissait pas avoir pris le train littéraire le plus rapide, ignorait invinciblement le nom et la qualité de son captif, provisoirement traité par lui comme un criminel probable et qu’il ne consentit à relâcher que très tard, sous la bénévole caution d’un personnage olympien.
Ainsi finit cette aventure, dont l’importance anecdotique est peut-être contestable, mais que les vivants esprits, respectueux d’un si grand défunt, liront sans doute avec intérêt. Très peu durent la connaître, car Barbey d’Aurevilly, je crois l’avoir dit, ne parlait jamais de 1870 et détestait qu’on en parlât. Exceptionnellement, aux approches de ses derniers jours, j’eus l’honneur de recevoir quelques-unes de ses confidences, et je crois être le seul aujourd’hui, puisque, — à l’exception de l’octogénaire comte Roselly de Lorgues [homme de lettres, 1805-1889, ami de Barbey], — tous ceux qu’il aima dans sa longue et forte vie sont couchés depuis quelque temps déjà sous la terre.
Un tel récit, dont la place était naturellement parmi les souvenirs ou les impressions que j’offre ici, exigeait une transcription très fidèle et je l’ai réalisée comme j’ai pu. Ah ! oui, sans doute, comme j’ai pu. Mais il aurait fallu l’entendre lui-même, le vieux Barbey, et surtout le voir, sa poitrine de volcan soulevée, passant du pâle à un pâle plus profond, le front labouré de houles de rides, — comme la mer dans l’ouragan de sa colère, — les pupilles jaillissant de leur cornée, comme pour frapper ceux à qui il parlait, — deux balles flamboyantes ! Il fallait le voir haletant, palpitant, l’haleine courte, la voix plus pathétique à mesure qu’elle se brisait davantage, l’ironie faisant trembler l’écume sur ses lèvres, longtemps vibrantes après qu’il avait parlé ; plus sublime d’épuisement, après ces accès, que Talma dans Oreste, plus magnifiquement tué et cependant ne mourant pas, n’étant pas achevé par sa colère ; mais la reprenant le lendemain, une heure après, une minute après !… Et, en effet, n’importe à quel moment on touchât à de certaines cordes immortellement tendues en lui, il s’en échappait des résonances à renverser celui qui aurait eu l’imprudence de les effleurer’’.
Ce portrait d’un personnage des ’’Diaboliques’’ est si prodigieusement celui de leur auteur que je n’ai pu résister, en finissant, au plaisir de citer une page aussi magnifique du plus français de nos Écrivains, dont le médecin des morts déclarait, en 1889, ’’ignorer la profession’’, et qu’un soupçonneux magistrat, contemporain de l’état de siège [le commissaire ci-dessus mentionné], ne se consola, sans doute, que malaisément, d’avoir sauvé du dernier supplice ».
Julien Sapori
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